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« Le risque, dans ce climat délétère, c’est que les Français estiment que voter ne sert à rien et que la protestation se fasse dans la rue »

Si le chef de l’Etat, Emmanuel Macron, se retrouve sous le feu des critiques de l’ensemble de l’opposition, qu’en est-il de l’image des partis politiques ? La vaste enquête postélectorale menée par Ipsos pour Le Monde, le centre de recherches politiques de Sciences Po, l’Institut Montaigne et la Fondation Jean Jaurès fait le constat d’un phénomène de défiance quasi généralisée à l’égard de la classe politique.
Quels enseignements tirer de la séquence électorale des européennes et des législatives ? A qui profitent la confusion et la cacophonie politique actuelles ? Le front républicain a-t-il vécu ses dernières heures ? Brice Teinturier, directeur général délégué d’Ipsos, a répondu aux questions des internautes lors d’un live consacré à la crise politique, vendredi 30 août.
Brice Teinturier : Oui, vous avez raison, ce risque existe. La tendance lourde est déjà à une désaffection, relative mais réelle, des urnes. Les circonstances exceptionnelles du scrutin de juillet – dissolution surprise, haut niveau du RN – ont favorisé une très forte mobilisation.
Le risque est aujourd’hui que les Français estiment qu’on les a convoqués pour rien, puisqu’il n’y a toujours pas de premier ministre nommé, de gouvernement formé et de mise en place d’une nouvelle politique. Les électeurs de gauche peuvent légitimement se sentir écartés du pouvoir malgré le fait que la coalition du Nouveau Front populaire (NFP) est arrivée en tête.
Les électeurs du RN, qui ont cru à la victoire, sont également déçus et amers et ceux du bloc central savent malgré tout qu’ils ont subi une défaite. Dans notre enquête, 73 % des Français n’ont pas confiance dans la nouvelle Assemblée, 65 %, et c’est nouveau, pensent que l’absence de majorité est une mauvaise chose, et la popularité du chef de l’Etat est au plus bas, avec 69 % de jugements défavorables et 27 % de favorables.
Le risque, c’est donc, dans ce climat délétère, que les Français estiment que voter ne sert à rien et que la protestation se fasse dans la rue.
Il y a effectivement un faisceau de raisons qui expliquent l’impopularité grandissante du personnel politique. Crise du résultat, sentiment d’être mal représenté, éloignement sociologique, fragmentation extrême où chaque catégorie de Français sélectionne et analyse l’information qui conforte son point de vue plutôt qu’elle ne le questionne, etc.
Et il est possible qu’après la très forte mobilisation anti-RN, les Français se disent qu’on ne les y reprendra pas s’ils ont le sentiment que cela n’a servi à rien. C’est déjà en partie le cas des électeurs de droite qui ont voté contre le RN et expriment un regret, mais cela peut aussi le devenir demain chez les électeurs de gauche.
Je ne crois pas. D’abord parce que, chez les jeunes, ces discussions ont été souvent très animées. C’est chez les plus âgés qu’on a tendance à éviter l’affrontement. Ensuite et surtout, il a pu y avoir des discussions et des désaccords.
Simplement, les Français nous disent qu’ils ont évité les engueulades, la confrontation entre amis est restée policée. Je vous renvoie à l’excellent papier d’Anne Muxel sur ce point.
Vous avez raison. Idéalement, il faut passer au crible toutes les formations, et c’est ce que nous faisons traditionnellement, par exemple dans l’enquête « Fractures françaises », avec ces mêmes questions. Nous avons cependant dû faire des choix car le questionnaire était très long, avec un gros volet de retour sur le vote et des questions sur la situation actuelle. Mais nous reviendrons prochainement sur les autres partis.
Les deux ! Pardon de vous renvoyer à mon papier sur le sujet. Mais Mélenchon et quelques autres de ses proches renforcent ce rejet, tant ils incarnent LFI sur le fond comme sur l’expression.
Il y a dans l’enquête de ce jour un volet sur les personnalités. On y voit très bien les plus populaires – Attal, Philippe, Bardella… – et les plus rejetées : Mélenchon, Macron, Ciotti, Bayrou… Mais la question porte sur l’action, pas sur le fait d’être nommé à Matignon.
Elle est encore peu connue, même si l’enquête a été réalisée à la fin de juillet, au début d’août, et que cela a sûrement évolué. Elle obtenait 18 % de jugements favorables et 39 % de jugements défavorables.
On s’en prend souvent à la Constitution, mais je pense que c’est beaucoup plus la pratique du pouvoir ou l’interprétation que certains peuvent en faire que le texte lui-même qui pose problème. Cette pratique a d’ailleurs évolué au fil du temps, avec un président qui n’a pas toujours été aussi omnipotent ou interventionniste.
C’est en tout cas une question qui se pose de plus en plus, tant l’abstention mine l’autorité des dirigeants. Quand vous ne votez pas, vous vous sentez moins engagé par les résultats du scrutin, plus libre de le contester, même si c’est une attitude dangereuse.
Pas dans cette édition, mais nous avons souvent travaillé sur la perception des médias et leurs conséquences sur l’opinion. Ce sont surtout les réseaux sociaux qui sont âprement critiqués par les Français et considérés comme faisant le jeu de LFI et du RN.
Nous n’avons pas de question sur cet aspect. Mais les personnalités issues de la société civile sont souvent populaires ou désirées, car les Français s’y identifient davantage et critiquent la professionnalisation de la vie politique. C’est d’ailleurs ce qui avait fait le succès du premier gouvernement d’Emmanuel Macron, en 2017.
Nous avons aussi du mal à tester des noms, car souvent ils sont inconnus, et les Français ne peuvent donc pas porter de jugement. Mais il faut faire attention à l’illusion de la société civile au pouvoir. La politique est une pratique difficile et complexe. Il faut trouver le bon alliage entre sa nécessaire régénération par la société civile et la connaissance de son fonctionnement, de celui de l’Etat, des sujets à traiter souvent extrêmement complexes.
Un Français sur deux souhaiterait, non pas la destitution d’Emmanuel Macron – de toute façon quasi impossible et qui ne résoudrait rien, faute de pouvoir dissoudre l’Assemblée avant un an –, mais une nouvelle élection présidentielle. Ce n’est pas tant que cela.
En fait, les électeurs de LFI et du RN y sont très favorables, à la fois parce qu’ils sont des opposants virulents et parce qu’ils ont un leader sous la main. Les Ecologistes, les socialistes, Les Républicains et le bloc central savent qu’ils ne sont pas prêts et ne le souhaitent pas. En tout cas pour l’instant.
Si, vous avez raison. Il y a une esthétique de la radicalité, une fascination pour la surenchère et l’expression de la force, au détriment de la recherche du compromis et de la négociation, qui est aujourd’hui délétère. Le désaccord et même le conflit sont nécessaires en politique. Mais la démocratie, c’est la capacité de les résoudre.
Parfois, il faut faire le constat qu’on n’arrive pas à se mettre d’accord. Mais pacifiquement. Pour Carl von Clausewitz, la guerre n’arrive pas quand on est en désaccord, mais quand on n’est même plus d’accord sur nos désaccords.
Certaines forces politiques se sont spécialisées dans la surenchère et ont théorisé la stratégie du bruit et de la fureur. On peut être dans la radicalité, mais la limite est de ne pas ajouter du pétrole à une situation explosive, sauf à vouloir une situation révolutionnaire ou insurrectionnelle, ce qui est autre chose.
Bien sûr, le pays n’est certes pas en transe parce que le gouvernement n’a pas encore été nommé et il y a eu la parenthèse enchantée des JO. Pour autant, notre enquête l’atteste, l’exaspération monte, tout comme le sentiment qu’ont les Français, qu’ils envoient un message de désir d’une autre politique et d’autres représentants, et que rien ne se passe.
Je crois vraiment qu’il est urgent de répondre à cette demande, que le moment de grâce des JO s’achève et qu’il ne s’agit pas seulement d’une fébrilité médiatique mais d’une nécessité d’avoir vite un premier ministre, un gouvernement et des lois votées à l’Assemblée. Bref, un fonctionnement démocratique normal après des élections majeures.
J’ai écrit des choses comparables à ce que vous dites il y a sept ans, dans mon petit essai Plus rien à faire, plus rien à foutre, la vraie crise de la démocratie, sur la vacuité des discours, les surenchères verbales et les postures et la demande d’exemplarité des Français 🙂
Pas forcément. Les incarnations peuvent être différentes au niveau des ministres, et quelques mesures fortes peuvent montrer qu’il y a du changement. C’est le Parlement qui décidera ou censurera.
Il faudrait plus de temps que dans un tchat, mais je ne pense pas que priver les citoyens d’une information soit la solution. Et ce n’est pas au législateur de décider qui mérite ou pas d’avoir connaissance de l’état de l’opinion et des intentions de vote.
Par ailleurs, un électeur qui vote utile en tenant compte des sondages n’est pas sous influence pernicieuse et n’est pas un sous-électeur ! Au contraire, cela traduit une forte conscience de l’importance du vote, une attention et une implication réelle. C’est donc plutôt en période électorale que ces enquêtes sont utiles et hors période électorale que les intentions de vote ont moins de sens. En revanche, l’outil doit être fiable pour ne pas biaiser le débat ; les questions, honnêtes, et il y a des sondages absurdes.
Vous aurez peut-être remarqué que depuis 2022 j’ai refusé de réaliser des intentions de vote présidentiel, car cela me paraissait irresponsable trois ans avant le scrutin et avant même d’autres élections intermédiaires, tout en ayant des effets dans le débat et sur les acteurs. Les choses ont un peu changé depuis juillet, je crains donc qu’on ne vous inflige à nouveau de telles enquêtes. 🙂
Le Monde
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